La stratégie économique Russo-chinoise,

rempart contre l'hégémonie américaine.


Dans cette page, nous allons tenter d'expliquer les rapports entre la crise actuelle en Ukraine et les fondements de la géopolitique américaine. Mais auparavant, il va être nécessaire de faire un retour en arrière, dans l'histoire. Les États-Unis tirent une grande partie de leur puissance économique et financière de leur contrôle des océans, par lesquels transite l'essentiel du commerce mondial. Il faut cependant savoir que pendant des siècles les grandes routes commerciales ont été essentiellement terrestres, et que, bien avant qu'on soit à même de construire des navires capables de contourner les continents, les marchandises circulaient tout de même de la Chine jusqu'à l'Europe assez facilement, par les routes empruntées par des caravanes, qu'on appelait « routes de la soie », à cause de la marchandise la plus précieuse qui, fabriquée en Chine, parvenait jusqu'en Europe. Les traces archéologiques les plus anciennes de ces routes remontent à 2000 ans avant notre ère. Les Grecs et les Romains connaissaient par ouï-dire l'existence de la Chine, qu'ils appelaient le pays de "Seres", et ils appréciaient particulièrement les soieries, la porcelaine, l'ambre, le jade, l'ivoire, le corail, etc. Le commerce par ces routes a parfaitement fonctionné pendant environ 35 siècles, et celles-ci n'ont été abandonnées qu'aux environs du XVe siècle de notre ère, pour diverses raisons : l'effondrement de l'empire mongol au XIVe siècle, la prise de Constantinople en 1453 par les Turcs, la longueur du trajet, les progrès de la marine européenne, la découverte de nouvelles routes maritimes, etc.


Les routes de la soie dans l'antiquité et au Moyen Âge. 


Mais la raison essentielle de l'abandon de ces routes au profit de la mer trouve en réalité sa cause dans l'histoire des rapports entre la France et l'Angleterre.  Pendant tout le Moyen Âge, depuis sa conquête par Guillaume le conquérant, la grande île est gouvernée par des souverains d'origine française, souvent cousins des rois de France; ils possèdent d'ailleurs des fiefs importants sur le continent. La guerre de 100 ans n'est pas à l'origine une guerre franco-anglaise, mais une guerre de succession sur le trône de France entre cousins : Edouard III, par sa mère Isabelle de France, était le neveu de Charles IV de France, ainsi que le cousin de Philippe VI. Henri V d'Angleterre tenta, non sans des raisons défendables, d'imposer ses descendants sur le trône de France. De fait, c'est ce très long conflit qui va donner naissance à l'idée d'une conscience nationale tant en France qu'en Angleterre. Mais ce qui nous intéresse dans cette guerre, c'est qu'elle est à l'origine de la géopolitique en tant que science : en effet, en l'observant avec du recul, la grande leçon à en tirer fut que, quels que soient les rapports des forces entre les deux armées, le droit des uns ou des autres, toutes les intrigues qui ont pu être menées, et le sort des batailles, en fin de compte, c'est la géographie qui a imposé sa loi : les Anglais dans leur île, et le continent aux Français. Or, si les Français furent les vainqueurs militairement, ce sont les Anglais qui comprirent la leçon.

Définitivement exclus du continent, ils cherchèrent alors à déployer leurs ambitions par la mer. Les progrès de la navigation, la découverte de l'Amérique, le premier tour du monde par Magellan leur ouvrirent de magnifiques perspectives. Explorateurs et géographes anglais vont se donner pour tâche d'assurer à leur patrie la maîtrise de ce nouveau monde qu'étaient les océans du globe. Au XVIIIe siècle, l'empire britannique est le plus vaste du monde, et l'Angleterre l'État le plus riche d'Europe. Sa flotte de commerce possède plus de 80 % des grands navires du monde. La bourse de Londres est de loin la plus puissante, et c'est elle qui décide des cours des matières premières. Le capitalisme anglais peut naître : il se fonde sur la puissance des entreprises commerciales, les bénéfices issus de la bourse, et l'autorité politique que donne la maîtrise des marchés. Il est évidemment hégémonique : le maintien et le développement de cette puissance suppose le contrôle militaire des mers, des ports, et une lutte acharnée contre tous les concurrents potentiels : Français, Espagnols, Portugais, Hollandais… Dès cette époque sont donc acquis les éléments fondamentaux du capitalisme américain actuel, qui est l'héritier direct du capitalisme anglais.

Description de cette image, également commentée ci-après  

James Cook, explorateur et cartographe anglais,l'un des plus grands explorateurs de l'histoire. Il accomplit 5 tours du monde au cours du XVIII° siècle.

Cependant, la doctrine politique anglaise va connaître un développement essentiel avec l'empire de Napoléon. Celui-ci, ayant renoncé à porter la guerre en Angleterre pour cause de défaites navales, décide d'étouffer son ennemi économiquement en décrétant le blocus continental, et en interdisant à tous les navires anglais de pénétrer dans les ports européens ; la marine anglaise opère de manière réciproque en bloquant à son tour les ports européens, de manière à empêcher tout commerce du continent avec le reste du monde. Ce double blocus tourne évidemment à l'avantage de Napoléon, car, si le continent peut parfaitement se passer de toutes les denrées importées d'outre-mer, il n'en va pas de même de l'économie britannique qui ne peut respirer sans le commerce. Au moment de la chute de l'Empereur, l'Angleterre est en faillite complète, et il lui faudra plusieurs années avant de retrouver le chemin de la prospérité. Si l'empire ne s'était pas effondré aussi vite, l'Angleterre eût été obligée de capituler.




C'est au cours du XIXe siècle que la géopolitique en temps que science prend véritablement son essor, en développant le principe napoléonien selon lequel « tout État fait la politique de sa géographie », et en s'appuyant sur l'analyse des rapports de force entre les grandes puissances au cours des périodes précédentes. 

Ce que Napoléon a réalisé, en unifiant le continent sous son autorité, démontre clairement, aux yeux des politiciens, qu'une puissance maritime ne peut se maintenir qu'à condition que le continent ne soit pas uni et en paix. En effet, pendant tous les XVII° et XVIII° siècle, les Etats européens étaient plus ou moins en guerre en permanence les uns contre les autres; et c'est ce désordre sur le continent qui permettait à une puissance essentiellement maritime de dominer ce dernier. Sans avoir fait la paix sur le continent, bien au contraire, Napoléon n'en a pas moins démontré à quel point il était dangereux pour l'Angleterre que l'ensemble de l'Europe se trouve soumise à une autorité unique. 

Le premier, l'Américain Alfred Thayer Mahan, président de l'école de guerre navale de Newport, pose les principes de géopolitique que nous avons énoncés un peu plus haut dans son ouvrage L'influence du pouvoir maritime sur l'histoire, 1660- 1783 (The influence of seapower upon history), publié en 1890, et pose pour principe que les États-Unis doivent se donner pour objectif de se développer selon le modèle anglais que nous avons décrit.

  Halford John Mackinder

Mais c'est surtout Halford John Mackinder, géographe et politicien britannique, qui va tirer les leçons essentielles de l'histoire des XVIII° et XIX° siècle. D'abord, il pense que le monde doit être perçu à partir d'une cartographie polaire (et non une projection mercatorienne). D'après sa théorie du Heartland, on observerait ainsi la planète comme une totalité sur laquelle se distinguerait une « île mondiale », Heartland (pour 2/12e de la Terre, composée des continents eurasiatique et africain), des « îles périphériques », les Outlyings Islands (pour 1/12e, l'Amérique, l'Australie), au sein d'un « océan mondial » (pour 9/12e). Il estime que pour dominer le monde, il faut tenir cet heartland, principalement la plaine s'étendant de l'Europe centrale à la Sibérie occidentale, qui rayonne sur la mer Méditerranée, le Moyen-Orient, l'Asie du Sud et la Chine. Il illustre sa thèse en évoquant les grandes vagues d'invasions mongoles qu'a connues l'Europe au cours des XIII° et XIV° siècles notamment sous l'égide de Gengis Khan et de Tamerlan. La plaine ukrainienne représentait alors, selon Mackinder, l'espace de mobilité par excellence permettant des invasions rapides au moyen de la cavalerie. De fait, la devise de Mackinder serait « qui tient l’Europe orientale tient le heartland, qui tient le heartland domine l’île mondiale, qui domine l’île mondiale domine le monde ». Il reprend la devise du grand navigateur anglais Sir Walter Raleigh qui, le premier, s'était exprimé ainsi : « Qui tient la mer tient le commerce du monde ; qui tient le commerce tient la richesse ; qui tient la richesse du monde tient le monde lui-même ». Cette vision de la géopolitique cristallise le rapport de force qui oppose les puissances de la mer aux puissances terrestres. Mackinder et l'Angleterre voient donc d'un mauvais œil l'émergence d'une Allemagne forte sur le continent, pouvant s'allier avec l'empire de Russie.

Sa géopolitique est utilisée quelques années plus tard par les géopolitologues américains comme Nicholas Spykman qui développe plutôt le concept de Rimland : « Qui contrôle le rimland gouverne l'Eurasie ; qui gouverne l'Eurasie contrôle les destinées du monde »... dans la théorie de Spykman, le rimland, c'est-à-dire l'ensemble des Etats qui entourent l'île continent et qui possèdent des ports est bien plus important que le heartland. L'essentiel est donc de tenir le rimland, en l'empêchant évidemment de s'unir, mais il est également important de contrôler le heartland, ce qui est tout à fait impossible pour une puissance maritime ; il reste alors comme solution que personne ne le contrôle; ceci ne peut évidemment s'obtenir qu'en cultivant l'équilibre des puissances continentales, de sorte qu'aucune ne prenant l'avantage sur les autres ne soit à même, en contrôlant le cœur de l'île continent, d'en dominer les bords.

Son analyse permet en particulier de comprendre l'attitude du gouvernement américain au cours de la première guerre mondiale. Pendant la première phase de la guerre, les USA n'interviennent pas, et se contentent d'observer l'évolution du conflit. Pourquoi, en 1917, s'engagent-il du côté des Français, plutôt que du côté des Allemands ? On peut évidemment invoquer des liens historiques, des idéaux politiques, mais en réalité la question n'est pas là. En 1917, la Russie est vaincue, et accepte un traité de paix qui ressemble à une capitulation. L'Allemagne a gagné de ce côté ; elle peut désormais lancer toutes ses forces contre la France, et elle a donc de bonnes chances de l'emporter. Si elle gagne, elle domine tout le cœur du continent de la France à la Russie, elle contrôle sur le continent la circulation des hommes, des biens, et des matières premières, et elle peut acquérir ainsi une puissance qui lui permette de marginaliser les Anglo-Saxons, en les renvoyant dans leur île, et en s'assurant le monopole du commerce de l'Europe avec le reste du monde. Si donc les USA prennent le parti des Français, c'est essentiellement pour casser la puissance allemande ; mais si, à l'inverse, la Russie, alliée de la France, avait gagné contre l'Allemagne, alors les Américains seraient entrés en guerre du côté des Allemands, pour éviter que le continent soit dominé par une alliance franco-russe qui leur aurait été fatale.

De la même manière, l'analyse de Spykman permet de mieux comprendre l'attitude du gouvernement américain pendant la deuxième guerre mondiale. L'ascension d'Hitler ne l'a gêné en rien, pas plus que ses théories épouvantablement racistes ; lorsque la France est vaincue, les États-Unis expliquent clairement qu'ils n'ont pas l'intention de jamais entrer en guerre. Ils vont évidemment y être contraints par la déclaration de guerre de l'Allemagne, mais ce n'est pas cela fondamentalement qui va dicter leur politique. Après la bataille de Stalingrad, il devient clair pour tout le monde que l'URSS va gagner, et de fait l'Allemagne ne connaîtra plus une seule victoire. Les Américains débarquent en Europe en 1944, et la théorie officiellement présentée et adoptée ensuite par tout le monde est qu'ils viennent aider les Russes à vaincre l'Allemagne, l'ennemi commun. Cette présentation est un peu courte, et de fait elle ne décrit pas du tout ce qui s'est passé dans la réalité. En effet, si d'un côté les Américains sont déterminés à abattre le régime nazi, de l'autre ils viennent en réalité pour sauver l'Allemagne, sinon entièrement, du moins pour la plus grande partie, d'une invasion soviétique inévitable. Et chacun voit bien que c'est effectivement ce qu'ils ont fait. pourquoi sauver l'Allemagne ? Précisément pour empêcher que la Russie ne devienne une trop grande puissance, en accaparant à la fois la main-d'oeuvre et la puissance industrielle de sa conquête, et d'autre part pour qu'elle ne s'allie pas avec la France de De Gaulle, et ne forme pas ainsi une coalition franco-russe qui dominerait la totalité du continent, et marginaliserait donc le monde anglo-saxon, en le renvoyant au-delà de l'Atlantique. L'intervention américaine en Europe n'avait donc absolument pas pour but de combattre l'Allemagne, mais bien au contraire de la sauver de l'occupation soviétique, de maintenir en Europe un équilibre entre des puissances divisées, et de couper celle-ci du heartland continental : c'est là toute l'utilité des « concessions » faites à Staline, qui ont permis de « tirer un rideau de fer sur l'Europe », selon l'expression de Churchill, dont tout le monde croit qu'elle était un cri de désespoir, alors qu'elle était en réalité un cri de victoire. Coupée de la Russie et de ses richesses naturelles, l'Europe demeurait totalement dépendante du reste du monde pour son approvisionnement, et donc du capitalisme anglo-saxon.

(Sur la persistance de cette doctrine géo-politique aujourd'hui aux Etats-Unis, lire : Friedman et l'Europe)

Le rideau de fer


Tout allait donc pour le mieux dans le meilleur des mondes anglo-saxon aussi longtemps que durait la guerre froide. Lorsque l'URSS s'est écroulée, les stratèges américains ont vu dans cet événement une perspective magnifique pour eux : l'écroulement de cette nation continent pouvait être mis à profit pour en provoquer la dislocation. Zbigniew Brzezinski imagine aussitôt que la Russie pourrait être découpée en trois parties : une Russie européenne, la Sibérie centrale, l'Extrême-Orient ; la deuxième, particulièrement riche en pétrole et en gaz, aurait été évidemment rapidement colonisée par les majors du pétrole américaines, et le vieux rêve anglo-saxon de contrôler eux-mêmes le heartland pouvait devenir réalité. Les années Eltsine leur donnèrent la possibilité d'avancer à grands pas dans cette direction, à tel point qu'ils s'étaient persuadés que toute renaissance de la Russie était devenue impossible. (voir : La doctrine Brzezinski)

L'arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine ne les a pas inquiétés outre mesure dans les premières années, persuadés qu'ils étaient qu'il ne pourrait rien faire de bon pour son pays, et que de toute manière il n'en avait pas la capacité. C'est pourquoi Georges Bush crut pouvoir le manipuler aisément, et ce d'autant plus que celui-ci recherchait ardemment l'alliance américaine.


La renaissance de la rivalité russo-américaine

Mais très rapidement la rivalité russo-américaine reprit le dessus : si les Russes ont soutenu immédiatement les États-Unis après les attentats du 11 septembre, et ont apporté leur soutien et leur aide dans la guerre contre l'Afghanistan, il n'en a plus été de même lors de l'attaque de l'Irak, et la Russie s'est retrouvée dans l'opposition aux États-Unis, suivant le mouvement initié par la France avec Jacques Chirac. C'est alors qu'est apparue aux yeux des stratèges américains l'ombre du cauchemar anglais depuis Napoléon : la possibilité d'une union politique du continent européen, une alliance franco-germano-russe. On connaît la réaction américaine, fondée sur une stratégie de division : punir la France, cajoler l'Allemagne, ignorer la Russie. Dans un discours à Munich en 2007, le président russe a fermement condamné l'hégémonie militaire américaine. Ce fut une des critiques les plus dures jamais prononcées publiquement à l’encontre de Washington par le dirigeant d’une grande puissance. Le président russe déclara que la politique étrangère américaine était « très dangereuse » et dit : « Nous assistons à un usage exagéré et quasiment illimité de la force, de la force militaire, dans les relations internationales, une force qui est en train de plonger le monde dans un abîme de conflits permanents. »



Poutine a déclaré à son auditoire, qui comprenait le secrétaire américain à la Défense Robert Gates, les sénateurs John McCain et Joseph Lieberman ainsi que d’autres hauts responsables de Washington, que l’impérialisme américain « était sorti de ses frontières nationales à tous les points de vue ». Faisant clairement allusion à la débâcle américaine en Irak, Poutine a déclaré : « Les actions unilatérales n'ont pas résolu un seul conflit ;  elles ont plutôt donné naissance à d’autres conflits. » Et le président russe de poursuivre : « Nous voyons de plus en plus de violations des principes fondamentaux du droit international… Plus personne ne se sent en sécurité, parce que personne ne peut plus trouver refuge derrière le droit international. Évidemment, une telle politique alimente une course aux armements. Le règne de la force encourage inévitablement un certain nombre de pays à se doter d’armes de destruction massive. » Dans une interview accordée à la chaine de télévision arabe Al-Jazira, Poutine a comparé les « centaines de personnes » qui, selon lui, sont mortes aux mains du dictateur irakien Saddam Hussein au nombre de morts depuis l’invasion de l’Irak en 2003 : « 3000 Américains sont morts, alors que le nombre d’Irakiens tués atteint — selon diverses estimations — des centaines de milliers. » Critiquant les tentatives de Washington d’affermir par des moyens militaires sa position en tant qu’unique superpuissance, Poutine a demandé : « Qu'est-ce qu'un monde unipolaire ? Même si on essaie d'enjoliver ce terme, il signifie simplement un seul centre d’autorité, un seul centre de pouvoir et un seul centre de décision... C’est un monde où il y a un seul maître, un souverain unique. Et au bout du compte, cet état de fait est nuisible non seulement pour ceux qui se trouvent au sein du système, mais aussi pour celui qui en est le souverain parce qu’il s’effondrera de l’intérieur. »   Dans une attaque visant ceux qui le critiquent à Washington et qui, soulignant la montée de l’autoritarisme sous son régime, demandent une politique plus dure envers la Russie, Poutine déclara que l’hégémonie américaine n’avait « rien à voir avec la démocratie ». Ces déclarations du président russe, du fait même de leur justesse et de leur pertinence, ont sonné aux oreilles des dirigeants américains comme une déclaration de guerre.  A partir de là, la politique américaine s'est fixée pour objectif d'abattre Poutine, en s'en prenant en premier lieu à tous les Etats susceptibles de le soutenir, de manière à isoler la Russie. Cette volonté remonte donc à bien avant la crise en Ukraine, laquelle n'est qu'un élément dans une stratégie globale. De fait, ce sont les pays du Proche Orient amis de la Russie qui ont été les premiers visés, en particulier l'Irak, ensuite la Libye, aujourd'hui la Syrie. Le général 4 étoiles américain Wesley Clark l'expliquait très clairement en 2007, au cours d'une conférence à San Francisco, estimant que les USA étaient victimes d'un coup d'Etat de la part de l'équipe de Georges Bush Jr. 

De son côté, V. Poutine s'est donné pour mission de mettre fin à la toute-puissance militaire des États-Unis, en bâtissant un monde multipolaire, où l'équilibre des grandes puissances maintiendrait chacune d'entre elles dans ses limites, de manière à assurer ainsi la paix du monde.

Stratégie et tactique Russo-chinoise

Pour atteindre cet objectif, la stratégie de Poutine passe par une alliance au moins de circonstance avec la Chine, du fait de la vieille inimitié qui l'oppose à l'Amérique, ainsi qu'avec l'Inde, dont les rapports avec le monde anglo-saxon sont ambigus depuis la décolonisation. Le Brésil et l'Afrique du Sud on rejoint cette alliance dans un groupe qui a pris le nom de BRICS.  Les différents éléments de la tactique adoptée par le groupe reprennent en fait l'intégralité des fondements du capitalisme anglo-saxon et de l'impérialisme américain que nous avons énumérés tout au long de notre exposé depuis le départ. Le premier élément consiste à réactiver les routes de la soie à travers l'ensemble du continent eurasiatique de manière à permettre une libre circulation des marchandises et des matières premières qui échappe au contrôle éventuel de la marine américaine. Voici la carte de cette première route qui reliera la Chine à Saint-Pétersbourg à partir de 2025 : elle permettra d'acheminer les marchandises depuis la Russie jusqu'en Europe en une semaine, au lieu des huit nécessaires aujourd'hui par la mer.

Cette première route ne traverse que trois pays : la Chine, le Kazakhstan, et la Russie. Le Kazakhstan ayant adhéré à l'union eurasiatique proposée et fondée par la Russie, les formalités de franchissement des frontières et les obstacles administratifs à la libre circulation des marchandises seront réduits au strict minimum. Cependant, une simple liaison Russie-Chine serait bien sûr peu utile, si elle ne se prolongeait pas jusqu'à l'Europe d'une part, et en direction des pays du Golf d'autre part. Un tel complexe autoroutier, flanqué de plus d'un pipe-line et d'un gazoduc, placerait la Russie au centre du commerce eurasiatique, et permettrait la livraison de pétrole et de gaz à l'ensemble du continent, sans plus avoir à passer par les mers, et à subir d'éventuels sanctions militaro-commerciales de la part des USA en cas de désaccord profond sur leur politique. 

Pour mener à bien le 2° projet de route Russie-Europe, il était nécessaire de passer par l'Ukraine, et que celle-ci adhère à l'union eurasiatique proposée par la Russie. Ce projet, qui pourrait être très rentable pour l'économie ukrainienne, avait été préféré par le président Ianoukovitch au contrat de libre-échange proposé par l'Allemagne et l'Europe en 2013. L'Ukraine devait rejoindre cette union eurasiatique au 1° janvier 2015. Chacun comprend donc pourquoi il était urgent, pour les intérêts anglo-saxons, qu'il se passe quelque chose de grave dans ce pays en 2014, quelque chose qui mette suffisamment de désordre dans la région pour stopper net la poursuite de cette deuxième partie du projet russo-chinois. (Voir : L'intervention des USA)

De la même manière, la prolongation de cette "autoroute de la soie" vers le sud et les pays arabes passerait en particulier par la Syrie, vieille alliée de la Russie. 


La case syrienne

Bachar El-Assad est personnellement attaché à l'alliance avec la Russie, et il disposait jusqu'à il y a peu de l'armée la plus puissante de la région. Les Américains cherchant à avoir le contrôle total du Moyen Orient, cela implique d'éliminer cette case russe de l'échiquier. La Syrie se trouve malheureusement pour eux sur le passage ce cette éventuelle future "route de la soie", pétrolière en fait, qui permettrait d'acheminer le pétrole arabe jusqu'à la Chine par pipe-line sans passer par les océans contrôlés par les USA. On voit donc comment les 2 crises syriennes et ukrainiennes sont liées : dans les 2 camps, il s'agit de casser les possibilités de commercer à travers l'île-continent sans passer par les océans, en instaurant le désordre dans "l'Hinterland". La carte suivante montre le trafic pétrolier dans le monde : on voit que la Chine dépend fondamentalement du pétrole arabe, et que le contrôle de la route maritime permettrait éventuellement aux Américains de lui couper complètement son approvisionnement. Autrement dit, la Chine ne peut absolument pas entrer sérieusement en conflit avec les USA, ni mener aucun conflit militaire si ceux-ci s'y opposent - ce qui est peut-être d'ailleurs plutôt une bonne chose. On voit clairement l'intérêt pour eux : que leur commerce avec l'Europe et les Etats arabes ne soient plus contrôlés par les USA. Dans ce schéma général, les Russes ont les mêmes intérêts que les Chinois, et avec Assad et la Syrie, ils tiennent une case fondamentale sur cet échiquier; les Américains veulent la prendre, et les Russes ne veulent pas la perdre.

Sur cette question l'Iran joue d'ailleurs un rôle majeur, puisque la république islamique borde la moitié nord du golf persique et du détroit d'Ormuz, voie maritime stratégique par où transite plus d'un tiers du pétrole mondial. On comprend pourquoi les Américains la ménage : la menace de bloquer le détroit, régulièrement brandie, a de quoi inquiéter la planète entière. 

Pour bloquer le détroit d'Ormuz et répondre ainsi aux nouvelles sanctions que pourraient prendre les pays occidentaux, l'Iran dispose d'une palette militaire assez complète. La République islamique pourrait notamment utiliser des mines, des aéronefs, des missiles, des bâtiments de surface et des petits sous-marins pour interdire à la navigation ce goulet d'étranglement vital pour l'économie mondiale. «L'Iran possède l'arsenal de missiles balistiques le plus important et surtout le plus divers de la région», affirme Michael Elleman, spécialiste de l'Institut international pour les études stratégiques (IISS) de Londres. Même si tous les systèmes ne sont pas au point, Téhéran aurait investi un milliard de dollars dans les programmes de missiles depuis 2000, notamment dans les Ghader, qui pourraient viser les navires et les porte-avions américains. Les forces navales, notamment celles des gardiens de la révolution, se sont dotées d'une vraie capacité asymétrique, en s'équipant de roquettes, d'artillerie et de petits bateaux d'attaque rapides. Face aux forces iraniennes, la Ve flotte américaine, basée à Bahreïn, veille sur les mers. Depuis des années, la marine américaine se prépare à devoir rouvrir le détroit d'Ormuz par la force s'il le faut. Cette minicourse aux armements risque-t-elle d'enflammer la région? Les experts doutent pourtant que l'Iran mette ses menaces de fermer le détroit d'Ormuz à exécution. Sauf à se tirer «une balle dans le pied» en se privant ainsi de la manne pétrolière. «La rente pétrolière est nécessaire pour le maintien du pouvoir et l'extension de l'influence régionale de l'Iran et le premier pays touché serait la Chine, l'une des rares puissances à conserver une attitude modérée envers Téhéran», écrit le chercheur Bruno Tertrais dans une note de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS). Les spécialistes considèrent que les menaces iraniennes sont avant tout destinées à montrer que le pays possède une capacité de dissuasion et à décourager ceux qui réclament de nouvelles sanctions. 

Le détroit d'Ormuz et les bases militaires occidentales

Les projets chinois

Aux origines de Daech : la guerre du pétrole

Publié par France-Info, le 19/11/2015, par Jacques Monin


La France peut-elle continuer de signer des contrats avec l’Arabie Saoudite et le Qatar, alors que ces deux pays ont contribué à fabriquer Daech contre lequel nous sommes aujourd’hui en "guerre" ? Comme le démontre notre enquête, le rôle joué par ses deux pays est en effet plus que trouble.


L'influence de l'Arabie Saoudite et du Qatar


Lors du renversement de Saddam Hussein, l’Arabie Saoudite et le Qatar, dont les intérêts divergent souvent par ailleurs, se rejoingent dans la crainte commune de voir se dessiner un croissant chiite aux frontières de leurs pays sunnites. Ils regardent donc favorablement le développement des groupes djihadistes sunnites, sur un terreau alimenté par la déliquescence de l’Etat Irakien, une corruption endémique, et une haine profonde des chiites et des occidentaux. De cette jungle émergeront des groupes djihadistes dont il existe aujourd’hui deux principales composantes : Al Nosra, et Daech.


Des enjeux économiques à l'origine de la montée en puissance de Daech


Dans une région dont la complexité sociale politique et religieuse est séculaire, des projets économiques contemporains ont cristallisé la situation : en 2010, l’Iran projette de construire un pipe-line qui passerait par l’Irak et la Syrie pour acheminer du pétrole et du gaz vers la méditerranée. Cela redistribuerait les cartes de la production pétrolière dans le golfe. Or le gaz pour le Qatar, et le pétrole pour l’Arabie Saoudite, c’est vital. Selon Alain Juillet, ancien directeur du renseignement de la DGSE :
"L’Arabie saoudite et le Qatar prennent très mal l’idée d’un pipeline qui pourraient concurrencer leurs livraisons de pétrole. Ils vont se dire : mais dans le fond le problème c’est Bachar. Il est en train de signer un accord qu’il ne devrait pas signer avec l’Iran. Donc c’est un personnage extrêmement dangereux. Donc il faut renverser Bachar." Cela permet de comprendre pourquoi, le Qatar et l'Arabie Saoudite soutiennent  les mouvements djihadistes. Ils contribuent donc à la montée en puissance de Daech, même si les circuits financiers sont difficiles à établir.


Un financement souterrain existerait toujours pour le pétrole de Daech © SIPA




Le groupe Etat islamique en passe de devenir autosuffisant


En Arabie Saoudite, explique Pierre Conesa, ex haut fonctionnaire du Quai d’Orsay,  la distinction entre argent public et privé n’existe pas . Il est donc difficile de tracer des circuits officiels par nature opaque. Mais il existe un autre financement qui passe par des associations soit disant caritatives : "Ce pays est une espèce de ghetto dans lequel il n’y a aucune bibliothèque, aucun cinéma, aucun théâtre. Quand les saoudiens vont à l’étranger, ils font donc tout ce qui est leur est interdit chez eux. Et lorsqu’ils reviennent, ils achètent des indulgences en finançant des fondations qui, elles, financent les groupes islamistes."
Le financement du terrorisme a ainsi continué jusqu’en 2013. Il cesse officiellement lorsque les deux pays constatent que leur créature leur échappe. Le groupe Etat Islamique grandit. Il se rapproche de leurs frontières. Et il finira par devenir autosuffisant, à cheval entre la Syrie et l’Irak.


Le pétrole de Daech et son financement souterrain


Un financement souterrain existerait toujours. C’est ce que soutient Loic Le Floch Prigent, l’ancien patron d’Elf qui a longtemps travaillé dans la région et qui reste très informé : "Le pétrole de Daech ne peut sortir et ne peut être payé que par des gens qui sont prêts à le payer et à étouffer son existence." Et d'ajouter : "Il y a forcément derrière des Turcs et des Saoudiens qui le recyclent dans leur propre pays."


La France doit-elle continuer à faire des affaires avec le Qatar et l'Arabie Saoudite ?


En Mai 2015, François Hollande signait au Qatar un contrat portant sur la vente de 24 rafales. En octobre de la même année, soit un mois avant les attentats de Paris, Manuel Valls lance devant un parterre de dignitaires saoudiens : "Venez investir dans notre pays, au cœur de l’Europe, c’est le moment plus que jamais." La question est simple : doit-on continuer à faire des affaires avec des pays qui ont financé une organisation contre laquelle nous nous disons en guerre ? N’y a-t-il pas deux poids deux mesures ? Une posture morale qu’on voulait adopter à Damas, et une autre beaucoup plus cynique, en Arabie Saoudite. Alain Chouet, autre ex patron du renseignement de la DGSE l'exprime clairement : "On ne pourra pas continuer éternellement dans une politique schizophrène. On a fermé les yeux sur l’idéologie prônée par ces pays parce que rien ne se passait chez nous. On n’en voyait pas les effets. Eh bien maintenant on les voit."





La véritable cause de la guerre en Syrie est donc encore une fois le pétrole, et l’acharnement des Anglo-Saxons contre Bachar al-Assad n’a pas grand-chose à voir avec son prétendu statut de dictateur ; l’intervention des Anglo-Saxons a été décidée bien avant le début des soi-disant « printemps arabe », comme l’a révélé très clairement et très franchement Roland Dumas :

Roland Dumas  : Tout à fait. Je veux bien revenir sur ces événements. C’est très simple. Je me trouvais à londrès pour d’autres affaires que la Syrie. Il n’était pas encore question de la Syrie sur la scène internationale, j’y étais pour des affaires commerciales, banales, et les interlocuteurs avec lesquels j’avais affaire, qui étaient des Anglais authentiques, un jour m’ont demandé si j’acceptais de rencontrer des Syriens. J’ai trouvé la question un peu insolite et j’ai voulu en savoir davantage. Je leur ai demandé qui étaient ces Syriens. C’est alors qu’ils m’ont révélé tout de go, sans précautions, qu’il se préparait une action en Syrie, à partir de l’Angleterre, avec des Syriens, des gens du Proche Orient, ils ne m’ont pas dit lesquels, et que cela avait pour but de renverser le régime, qu’une fois pour toutes la révolution allait exister, qui serait très forte, qui s’en prendrait au gouvernement de Bachar el Assad, et que ça allait se déclencher dans les mois qui suivraient. Puis il s’est passé quelques mois. Je suis rentré en France, et j’ai vu à ce moment-là les choses se passer comme on me l’avait dit. Je me suis dit, et j’ai répété et j’ai publié des choses là-dessus : ça n’est pas la première fois que les choses partent de l’Angleterre. Les Anglais travaillent pour les Américains, depuis longtemps maintenant, vous savez je ne suis pas né de la dernière pluie. J’ai déjà suivi de très près les premières révolutions dans le monde arabe, et notamment une des premières que j’ai suivie de très près, c’était en Iran, à l’époque de Mossadegh. Je me souviens très bien, c’était dans les années 50, 50/55ii, que les Anglais étaient le fer de lance pour les Américains qui sont intervenus après, à la fin. Tout ça pour me rassurer dans mon analyse, à savoir que les choses partaient du monde anglo-saxon. C’est du reste ce qui s’est produit par la suite. D’autres éléments se sont agrégés à cela, notamment les pays arabes, mais l’objectif était de partir d’un petit groupe, ils avaient tout organisé, y compris le remplacement du président : il y avait là dans la réunion, je n’en ai pas parlé, le remplaçant de Bachar el assad. C’était un vieux général. Il n’a peut-être pas gardé cette fonction, mais il était présenté comme celui qui devait succéder à Bachar el Assad. Donc c’est parti de ce moment-là, à peu près 6 mois avant le déclenchement des hostilités.

Voir ici la vidéo de l'interview de Roland Dumas sur LCP :


Et l'Europe dans cette affaire ?

Personne ne le dit, mais il est bien évident qu'elle est dans la même position et a les mêmes intérêts que le bloc eurasiatique. Elle aussi dépend en grande partie de l'Arabie pour son approvisionnement énergétique, et il est essentiel pour elle d'en diversifier les sources au maximum. Elle aussi serait en danger par un blocage du détroit d'Ormuz, et a donc intérêt que le pétrole puisse arriver également par la voie terrestre. La voie maritime du nord, dont nous allons parler tout de suite l'intéresse également. Et surtout, il faut garder en tête la position des USA à son égard; voir à ce sujet : Friedman et l'Europe.  

Le contournement par le pôle nord

pour contourner les routes maritimes contrôlées par la marine américaine (voir la carte ci-dessus), les Russes et les Chinois disposeront peut-être bientôt d'une seconde ressource : la fonte des glaces a atteint un niveau record en 2012. La banquise arctique est réduite à une peau de chagrin, rétrécissant de 18% par rapport au précédent record de 2007. La navigation dans l'extrême Nord du globe peut à présent se faire entre deux et quatre mois par an, selon l'importance de la fonte des glaces.

Cette route maritime ouvre des possibilités commerciales importantes et croissantes. En 2010, seuls quatre navires ont transité au nord de la Sibérie, contre 46 en 2012. "On peut parier que le nombre de navires va aller augmentant", explique Peter Hinchliffe, secrétaire général de la Chambre internationale de trafic maritime, l’ICS (International chamber of shipping). La Fédération des armateurs norvégiens prévoit que la quantité de marchandises passera à 50 millions de tonnes en 2020, contre 1,26 million en 2012.

Preuve que l'océan du grand Nord est l'objet de toutes les convoitises, le Conseil de l'Arctique a accueilli six nouveaux membres observateurs en 2012 : l'Italie, l'Union européenne, la Corée du Sud, le Japon, Singapour, l'Inde et la Chine, des membres qui n'ont aucune côte sur cet océan. 

Le passage du Nord-Est est en effet le chemin le plus court entre l'Asie et l'Europe. Il concurrence potentiellement le trajet via le canal de Suez, en faisant gagner 30% de temps de navigation (en moyenne, 35 jours au lieu de 48). Mais pour l'instant, cette route maritime ne rivalise pas avec le canal égyptien et ses 19 000 traversées par an. Mais quand on sait que l'Europe est le premier partenaire commercial de la Chine, la nouvelle route a de quoi faire saliver l'armateur chinois Cosco, d'après leChina Daily (en anglais). 

Cette route possède évidemment la caractéristique d'emprunter essentiellement les eaux territoriales russes. 


Le passage du Nord-Est (en rouge) fait gagner plus de dix jours de trajet sur la route maritime du canal de Suez (en jaune).                                                        Le passage du Nord-Est (en rouge) fait gagner treize jours de trajet sur la route maritime du canal de Suez (en jaune). (FRANCETV INFO)



La guerre des monnaies

Le deuxième élément fondamental de la tactique russo-chinoise consiste à mettre en place les moyens financiers nécessaires pour mettre fin au règne quasi-absolu du dollar comme monnaie des échanges internationaux. Alors que les instances internationales ont refusé jusqu'à présent, non sans raisons d'ailleurs, d'intégrer le Yuan dans le groupe très fermé des monnaies acceptées par le FMI dans le SMI : dollar, livre anglaise, euro, et yen, Chinois et Russes mettent en place conjointement toute une batterie d'outils financiers qui devraient à terme leur permettre de se passer du dollar dans leurs échanges.

Les relations financières entre la Chine et les États-Unis

Mais pour bien préciser leur position, il faut d'abord rappeler quelques faits : depuis un certain nombre d'années, la banque centrale américaine a très franchement abusé de ce que les Anglo-Saxons appellent le quantity-easing, autrement dit le fait d'imprimer du papier-monnaie pour couvrir le déficit budgétaire bien au-delà de ce que l'économie réelle peut autoriser. D'une certaine manière, c'est de la fausse monnaie émise légalement par la banque centrale américaine. Le déficit budgétaire américain a atteint ces dernières années des dimensions colossales : aux alentours des 1000 milliards de dollars.

Ce déficit budgétaire est financé d'une part par des emprunts sur les marchés et d'autre part par l'émission de quantités de papier-monnaie.

Or, la Chine est le premier détenteur au monde de dette américaine. Elle possède d'ailleurs des réserves en dollars à hauteur de 4 000 milliards. Les opérations de quantity easing ont de quoi l'inquiéter particulièrement, puisqu'une partie importante de ces réserves n'est en fin de compte que de la fausse monnaie. 

Aussi la Chine cherche-t-elle à sécuriser ses réserves et à se doter de moyens financiers propres qui lui permettent d'échapper au moins en partie à sa dépendance à l'égard du dollar. D'autre part, en accumulant des milliers de milliards de dollars de bons américains, la Chine s'est donné une épée à double tranchant : elle peut utiliser cette réserve : 1 - pour soutenir l'activité américaine et acheter des actifs aux USA ou dans le reste du monde aussi longtemps que le dollar vaut cher; mais, 2 - pour dézinguer tout le système américain en cassant le dollar, par la vente massive de bons du trésor au moment précis où le gouvernement américain aura besoin de lancer de nouveaux emprunts pour crever - une fois de plus - le plafond légal de son endettement. Les 4 000 milliards de dollars de réserves de la Chine peuvent devenir une véritable bombe atomique financière, si les Chinois les mettent sur le marché. Cela déclencherait évidemment une guerre financière,  dans laquelle il ne pourrait y avoir de gagnant, seulement des perdants à des échelles plus ou moins importantes. C'est pourquoi la Chine hésite fondamentalement à utiliser l'option n° 2. Celle-ci n'a de sens que si les Américains se montrent vraiment trop agressifs dans leur volonté de dominer la planète. L'attitude des Américains face à la Russie constitue-t-elle pour les dirigeants chinois un avertissement suffisamment inquiétant -  ils savent parfaitement que si les Américains parviennent à liquider la Russie leur tour viendra juste après - pour qu'ils décident de casser  les finances US rapidement ? C'est toute la question; mais ce qui est sûr aujourd'hui, c'est que la réponse se lira dans les décisions des autorités chinoises, et que tout ce que nous voyons ces derniers mois semble orienté par un seul souci : la préparation du terrain en vue de grandes opérations. 

Dédollarisation du commerce mondial

Car à quoi sert en réalité la dévaluation du yuan à laquelle nous venons d'assister ? Toute la presse l’explique par la chute des exportations chinoises, et la volonté des dirigeants de Pékin de relancer la production industrielle. C'est incontestable. Mais il y a un autre point qui semble essentiel. Baisser le yuan revient mathématiquement à faire monter le dollar d'autant. Or celui-ci est déjà considérablement surévalué, si l'on tient compte à la fois du déficit budgétaire américain et de la vitesse à laquelle fonctionne la planche à billets, alimentant les réserves des banques centrales de la planète qui gonflent comme autant de bulles monumentales. Le cours du dollar est artificiellement maintenu à son taux actuel par la politique de la banque centrale qui prête depuis des années à taux zéro, afin d'une part d'alimenter la demande de dollars sur la planète, et d'autre part de soutenir les entreprises américaines. Contraindre le dollar à monter encore par rapport au yuan revient à contraindre la banque centrale américaine à fournir encore plus d'efforts pour soutenir ce cours du dollar artificiellement haut, dont les États-Unis ne peuvent pas se passer. La manœuvre consiste donc d'une part à permettre aux entreprises chinoises d'exporter davantage, mais surtout à faire gonfler encore davantage la bulle de la planète dollar, dans la perspective probable de rendre son éclatement prochain encore plus catastrophique. L'essentiel dans cette affaire est que les Chinois préparent tranquillement le terrain pour une attaque d'envergure contre la monnaie américaine.

L'alliance russo-chinoise

Dans ce jeu-là, Russes et Chinois sont alliés : les attaques contre le rouble menées par les États-Unis en novembre - décembre 2014, et qui ont amené celui-ci à perdre la moitié de sa valeur en quelques semaines, dans le but de démolir l'économie russe, ont fait comprendre une chose très claire à Moscou : les États-Unis sont capables de lancer une guerre des monnaies absolument sans limite. L'offensive s'est révélée inefficace, et le rouble a très vite repris l'essentiel de ses pertes, mais la leçon n'a sûrement pas été oubliée. Aussi, la Russie, comme la Chine, a tout intérêt à rendre ses finances indépendantes du capitalisme anglo-saxon.

Une décision extrêmement importante a été prise récemment par le parlement russe qui a autorisé les entreprises chinoises à devenir actionnaires majoritaires de gisements stratégiques; la presse européenne n'en a absolument pas parlé, alors que cette décision est particulièrement révélatrice. Les Chinois sont extrêmement intéressés par ces gisements stratégiques, et leurs prises de participation financière va avoir deux conséquences essentielles : attirer les capitaux chinois en Russie de manière massive, ce qui permettra à la Chine d'investir utilement une partie de ses réserves financières ; mais cela permettra aussi à la Chine de se débarrasser de quantité de dollars, pour les échanger contre des valeurs en roubles.

D'une manière plus globale, les deux Etats sont décidés à développer leurs échanges dans leurs deux monnaies, de manière à délester au maximum leurs réserves de dollars américains.

La Chine vient d'ailleurs de lancer un système international chinois de paiement (CIPS) qui fonctionnera d'ici fin 2015, selon le premier ministre chinois Li Keqiang, destiné à concurrencer le système bancaire SWIFT, totalement contrôlé par les Anglo-Saxons. Les paiements internationaux en yuans sont actuellement réalisés par le système SWIFT. Après le lancement du CIPS les règlements en yuans seront effectués sur la base d'une plateforme d'Etat commune sans médiateurs, ce qui permettra aux participants aux transactions de s'entretenir en direct avec les contre-agents chinois. 

En outre, Washington s'est récemment déclaré prêt à préparer une série de sanctions économiques contre les entreprises chinoises impliquées dans le piratage de bases de données d'organisations américaines, en menaçant de refuser l'accès au système financier américain, ce qui serait en pratique une condamnation à mort pour une entreprise sérieuse. Le lancement du CIPS n'est pas l'unique mesure prévue par la Chine afin de devenir plus ouverte à la communauté mondiale. Les autorités chinoises souhaitent encore améliorer le secteur financier, réduire le taux directeur, assouplir les restrictions sur l'accès des capitaux privés dans le secteur financier, a indiqué le premier ministre chinois. "Nous aiderons les banques privées à se développer et à ouvrir plus largement notre secteur financier au reste du monde. Cela représente notre objectif", a déclaré Li Keqiang. En outre, Pékin prévoit dans l'avenir de faciliter l'accès des banques centrales étrangères au marché des changes interbancaire. 

A tous ces efforts  il faut bien entendu ajouter la création de la Banque Asiatique d'Investissement pour les Infrastructures, BAII, dont le but déclaré est de faire concurrence au FMI et à la banque mondiale, et de financer les infrastructures nécessaires à la construction du futur réseau d'infrastructures et de communication baptisé « route de la soie ». 57 pays ont rejoint le projet, et les États-Unis sont la seule grande puissance à être absente; même l'Angleterre et l'Australie s'y sont ralliées. De même, la création de la Nouvelle Banque d'Investissement des Brics, dotée au départ d'un capital de 100 milliards, devrait permettre à cette coalition de développer d'ici quelques années tous les instruments financiers nécessaires pour faire fonctionner une grande partie du commerce mondial en échappant totalement à l'influence du dollar, des marchés anglo-saxons, et des institutions américaines.

Si on observe d'autre part le nouveau quartier des affaires de Moscou, Moscou-City, dont la vocation est évidemment de faire concurrence à la City de Londres - laquelle possède aujourd'hui le quasi-monopole de cotation des matières premières, dont évidemment le pétrole -, on voit clairement comment Russes et Chinois se sont entendus pour cloner en quelque sorte le système capitaliste anglo-saxon, en se partageant à la fois les institutions et les bénéfices.

Résumons donc l'essentiel : depuis le XVIIIe siècle, le capitalisme anglo-saxon, qui domine aujourd'hui totalement la planète, a bâti tout un système de contrôle des échanges qui, d'une part, permet aujourd'hui aux USA  de jouer les gendarmes du monde, et d'autre part d'engranger de fabuleux bénéfices financiers. L'ensemble des fondements de ce système, extrêmement cohérent et efficace, est en train d'être cloné par l'alliance russo-chinoise qui construit un système parallèle tout à fait propre à lui faire concurrence dans un premier temps, voire à le remplacer plus tard.

Piliers fondamentaux du système capitaliste anglo-saxon

1 - Contrôle militaire des océans par où passe l'essentiel du commerce mondial.

2 - Le dollar comme monnaie d'échange dans l'ensemble du commerce mondial.


3 - Institutions financières : Banque mondiale et FMI.


4 - Système d'échange bancaire Swift.

5 - Bourse de Londres, qui possède le monopole de la cotation des matières premières.

 

Créations de l'alliance russo-chinoise

1 - Construction de tout un réseau de communication de l'Europe à la Chine, « la route de la soie ».

2 - Utilisation d'un panier de monnaies autres que le dollar pour les échanges, en particulier le yuan et le rouble.

3 - Banque asiatique d'investissement pour les infrastructures, et banque de développement des Brics.

4 - Système chinois CIPS.

5 - Développement de la bourse de Moscou où devraient être cotées les matières premières exportées par la Russie et les autres pays des Brics.

 

Moscou city, le nouveau quartier des affaires russe, destiné à concurrencer la City londonienne.


Perspectives

Comment la situation va-t-elle donc évoluer ?

Il est clair d'une part que les Américains ont compris clairement le danger et font tout pour s'y opposer ; nous avons déjà vu comment les crises ukrainiennes et syriennes avaient pour but de miner dès le départ le projet de construction d'infrastructures intercontinentales. Les Américains ont-ils effectivement les moyens d'empêcher Russes et Chinois de poursuivre leur projet ?

Leur tentative d'isoler la Russie économiquement et diplomatiquement est un échec : les Chinois ont clairement compris le danger, ils voient bien que si les Américains réussissaient à casser l'économie russe, leur tour viendrait immédiatement après. C'est pourquoi ils renforcent aujourd'hui le plus fort possible leur coopération avec la Russie. De fait, les efforts américains ont une seule conséquence vraiment importante : renforcer la coopération entre les Brics, et accélérer le mouvement. (Voir : La politique des sanctions)

Ils ont donc deux solutions :

- la première consiste à persister dans cette attitude, en prenant tous les moyens pour essayer de casser cette concurrence, avec comme risque énorme que les autre réagissent brutalement en coulant le dollar, et nous avons vu que la Chine en a aujourd'hui les moyens.

- la deuxième consiste à changer radicalement de cap, à accepter d'intégrer la Russie dans l'univers occidental, en particulier dans l'union européenne et dans l'OTAN; cela supposerait de partager le pouvoir avec elle, étant donné sa puissance nucléaire, mais cela permettrait de la détacher de l'alliance asiatique pour renforcer le camp occidental. C'est probablement la seule solution qui permettrait à l'univers anglo-saxon d'éviter de se trouver totalement marginalisé, et du coup, ruiné.

Mais après le passif accumulé depuis 15 ans entre les États-Unis et la Russie, et la perte absolue de confiance entre les deux Etats, cette solution est-elle encore envisageable ?

Le plus dramatique dans cette situation c'est que le raidissement des positions, le durcissement du conflit, la méfiance totale et durablement installée entre les deux plus grandes puissances nucléaires de la planète, augmente la probabilité pour qu'un incident stupide ne mette le feu aux poudres. D'essentiellement économique et financier, l'affrontement pourrait malheureusement prendre une dimension catastrophique.

(Voir : Vers une guerre contre la Russie)


Voir aussi : 

L’intervention des USA

Le néofascisme américain

La catastrophe ukrainienne

La constitution de la Crimée

L’extrême droite ukrainienne

Crash du Boeing MH 17

La politique des sanctions

La stratégie de manipulation des masses

La guerre civile

Vers une guerre contre la Russie

Les accords de Minsk 2

P. C. Roberts et l'hégémonie américaine

La doctrine de Brzezinski

La doctrine de Wolfowitz

Les USA et les Moudjahidines

La Russie de Poutine