Helmut Kohl a écrit que la politique de l'Europe à l'égard de la Russie nous avait fait perdre 20 ans de travail. On n’a probablement jamais autant cherché à démolir l'Europe que cette année, car détruire les liens entre l'est et l'ouest de notre continent constitue un coup fatal à toute la politique menée depuis 20 ans par tous ceux qui ont œuvré à la construction européenne. Cette politique a d'ailleurs été condamnée par tous les grands acteurs vivants de cette construction.

La politique suicidaire des « sanctions »

On ne pouvait guère imaginer de politique plus nuisible à l'Europe que cette affaire des « sanctions », que la communauté européenne paye beaucoup plus cher que la Russie, et qui sur le long terme n'aura de conséquences franchement négatives que pour l'ouest du continent.

A - Hypocrisie de cette politique

Elle est défendue à l'aide d'un mensonge monumental : la stratégie affichée consiste à dire que les sanctions auraient pour but de pousser la Russie à ne pas intervenir dans l'est de l'Ukraine, parce que ce serait à cause d'elle que le conflit perdurerait ; la réalité est exactement le contraire : comme il est sous-entendu que la paix conduirait à la fin des sanctions, les nationalistes ukrainiens, ennemis jurés de la Russie, qui tiennent absolument à ce que les sanctions soient les plus dures possibles et durent le plus longtemps possible, font tout ce qu'ils peuvent pour faire durer la guerre, puisque c'est la guerre qui fait durer les sanctions.

En réalité, la politique des sanctions n'a qu'un seul but : empêcher la paix. Vu du côté du gouvernement américain, l'utilité profonde de la guerre est à son tour de justifier les sanctions pour détruire l'économie russe.

Pourquoi empêcher la paix ? Essentiellement pour casser la construction européenne, et empêcher l’émergence d'une super-puissance continentale, qui marginaliserait le monde anglo-saxon; voir : La destruction de l'Europe.

B - le coût de cette politique

L’essentiel de ce coût est en réalité supporté par les Etats européens ; les experts estiment les pertes annuelles pour l'économie russe à environ 40 milliards de dollars par an. Le contrecoup de ces mesures pour la communauté européenne est bien plus élevé :

- Les pertes pour les agriculteurs du fait du boycott russe s'élèveraient à 10 milliards d'euros.

- Les dépenses des touristes russes seraient en chute de moitié, soit une perte d'environ 16 milliards.

- La chute des exportations et les pertes financières liées à l'arrêt des investissements auraient déjà coûté 40 milliards d'euros à l'Allemagne.

- L'arrêt brutal de la construction du gazoduc Southstream occasionne des pertes de plusieurs milliards, et a mis dans le rouge plusieurs compagnies pétrolières européennes.

- Le refus par la France de livrer les Mistrals risque de peser lourd dans la décision de l'Inde d'acheter ou non le Rafale, et la perte de ce seul contrat se monterait à 18 milliards.

Je cite ici un article de Jacques Sapir, économiste spécialiste de la Russie, sur la question des sanctions: 

Aujourd'hui, on sait que les différentes sanctions économiques et financières imposées par l'UE, en partie sur les ordres des Etats-Unis, vont coûter environ 180-250 milliards de dollars à la Russie dans les trois ans à venir. Ces effets des sanctions, répartis sur les 3 prochaines années, peuvent se résumer ainsi:

— Absence de refinancement des entreprises pour 150-200 milliards de USD
— Absence d'Investissements Directs Etrangers: 30-50 milliards USD
— Réduction de la coopération industrielle: 20-30 milliards USD
— Réduction d'accès aux technologies avancées: 5-7 milliards USD

On constate cependant que la partie financière des sanctions se monte à 180-250 milliards de dollars tandis que la partie industrielle de ces sanctions ne se monte qu'à 25-37 milliards USD. Mais, il faut ici insister sur le fait que ces calculs sont des potentiels, et qu'ils n'incluent nullement la possibilité de trouver d'autres canaux et d'autres fournisseurs. (note : la première ligne concernant l'absence de refinancement peut se ramener pratiquement à zéro, la Chine ayant ouvert un crédit illimité à la Russie).

Cependant, ces sanctions financières auront aussi des conséquences pour les pays occidentaux. On peut estimer la perte sur les intérêts versés aux investisseurs occidentaux à 10 milliards de dollars par ans. Dans le domaine commercial, la perte pour les producteurs européens se monte à 30 milliards de USD par an. Un autre phénomène dont il faut tenir compte est le développement de substitutions aux importations, soit par la production interne (cela peut représenter de 7 à 13 milliards USD), soit par la recherche d'autres fournisseurs (en Asie) ce qui devrait représenter 20-22 milliards USD par an. Le total du coût pour les pays occidentaux devrait être de 37-45 milliards par an. A cela il faut ajouter une restriction de la demande qui ne sera pas compensée. On arrive ici à un total de 50-70 milliards par an. Ceci ne tient pas compte d'un effet multiplicateur (effet dits " de deuxième tour " portant sur les fournisseurs des entreprises exportant vers la Russie) résultant de l'interruption du commerce avec les pays occidentaux. Pour les pays de l'UE, ces effets résultant de l'impact indirect seraient de l'ordre de 180 milliards de dollars. Il faut ici distinguer les effets financiers (les intérêts) et les effets industriels. Les effets financiers seront sensibles essentiellement aux Etats-Unis; les effets industriels seront sensibles essentiellement dans l'UE. En fait, les sanctions, et les contre-sanctions prises par le gouvernement russe, pourraient coûter à l'UE entre 0,5% et 0,75% de croissance, et avoir un impact d'autant plus lourd sur les pays dont le commerce avec la Russie est très développé, c'est à dire l'Allemagne, l'Italie et la France. Dans cette situation, ne pas aggraver les sanctions était une priorité. Mais l'objectif doit être, à terme, de les démanteler.

http://fr.sputniknews.com/points_de_vue/20150202/1014257141.html


Deux points en particulier doivent attirer notre attention : la question du gaz, et les Rafales.

C - La question du gaz

Elle a été traitée par les instances européennes, reliées par les médias, avec un degré d'absurdité qui laisse pantois.

Le gros argument asséné en permanence a été qu'il ne fallait plus être dépendant du gaz russe. Dit ainsi, cela a l'air presque intelligent. En fait, c'est une énormité, car le premier intérêt du gaz russe était précisément de nous permettre de diversifier nos approvisionnements,  et  de nous délivrer de la dépendance à l'égard du gaz algérien. En effet, les états européens qui ne produisent pratiquement rien sur le plan énergétique ne peuvent en aucun cas échapper à une totale dépendance à l'égard de leurs fournisseurs. La question de l'indépendance énergétique ne se pose donc pas, la seule qui se pose est celle de la meilleure gestion possible de cette dépendance. De ce point de vue, la livraison par gazoduc est particulièrement avantageuse, car elle crée de fait une interdépendance entre le fournisseur et le client, puisque ce dernier a la maîtrise du terminal, et devient du coup un client unique, incontournable. C'est d'ailleurs pour cela que, malgré la crise, la Russie n'a jamais brandi la moindre menace de couper éventuellement les livraisons de gaz.

Que va-t-il se passer maintenant ? La Russie a renoncé à la création d'un nouveau gazoduc qui serait passé par la Bulgarie, et a choisi à la place de construire un gazoduc passant au fond de la mer Noire et débouchant en Turquie. Lorsqu'il sera en service, le gazoduc transitant par l'Ukraine sera fermé. Conséquences : l'Europe a perdu tous les emplois liés à la construction et l'entretien de ce gazoduc ; elle n'aura plus la maîtrise du terminal ; il faudra construire les navires et toutes les infrastructures nécessaires pour aller chercher le gaz en Turquie ; l'Europe restera donc dépendante du gaz russe, mais elle le deviendra en plus du fournisseur turc ; le gaz en question pourra éventuellement être livré à d'autres clients ; il sera enfin beaucoup plus cher puisque au prix du gaz il faudra ajouter celui de la commission des Turcs et le coût du transport. Quand on pense que l'assemblée européenne s'est félicitée de cette décision, on n'a plus qu’à pleurer.

 

D - Le problème des Mistrals

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Cette affaire risque de se révéler encore plus désastreuse pour la France que celle du gaz. Lorsque la commande a été passée, les débats ont été très vifs au sein de l'armée russe ; beaucoup de militaires pensaient que cette dépense était inutile, d'autres qu'il aurait mieux valu donner le travail aux chantiers de leur pays, d'autres enfin auraient préféré construire un nouveau porte-avions. Si la commande a tout de même été passée, c'est en réalité davantage pour des raisons politiques et diplomatiques, afin de renforcer la coopération militaire entre la France et la Russie. D'autre part, sans cette commande, les chantiers français étaient condamnés à fermer. Et voilà que la France ne les livre pas, alors qu'ils ont été payés. Il va sans dire que les conséquences de ce refus ne se limiteront pas aux seuls marchés de ces deux navires.

La première conséquence évidente est que la Russie ne passera plus de commandes militaires à la France pour longtemps, et que la coopération militaire entre les deux États, particulièrement utile au plus petit, est morte. Ce n'est pas seulement ce contrat que nous perdons, mais aussi tous ceux qui auraient pu suivre. Ensuite, l'image de la France en tant que vendeur d'armes, et en particulier auprès des pays alliés de la Russie membres de la BRICS, devient désastreuse. Le contrat avec l'Inde portant sur la livraison de 128 Rafales, de divers services, et de transferts de technologie, pour un montant total de 18 milliards d'euros, risque fort de faire les frais de cette attitude. Les pourparlers entre l'Inde et la Russie sur la coopération militaire et technique, et en particulier sur la construction en commun d'un chasseur de cinquième génération, ont été dopés par ce conflit. La parade militaire organisée par le gouvernement indien à l'occasion de la visite de Barack Obama, au cours de laquelle c'est essentiellement du matériel russe qui a été exhibé, montre que l'Inde se méfie désormais très clairement de l'autoritarisme occidental, et voit dans la Russie un partenaire plus digne de confiance, et plus propre à assurer son indépendance.

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La perte du contrat des Rafales risquerait de nous coûter excessivement cher. Depuis son lancement, la France n'a jamais réussi à en vendre un seul exemplaire à l'étranger ; or, les seules commandes de l'armée française ne suffisent absolument pas à assurer la rentabilité d'un projet aussi coûteux ; les ventes à l'étranger sont vitales pour la construction aéronautique française. La perte de ce contrat, qui est un peu un contrat de la dernière chance, pourrait être fatale, et faire perdre à la France ses capacités technologiques et industrielles de fabriquer ses propres avions de combat. Notre pays perdrait donc non seulement une part de son industrie, mais aussi une part de son indépendance militaire. Il se retrouverait dans l'obligation d'acheter du matériel américain de seconde catégorie. On voit donc aussi de cette manière pourquoi John McCain, représentant au Sénat américain du lobby de l'armement, tient à mettre le paquet politique et diplomatique pour contraindre la France à déshonorer sa signature.

À l'heure actuelle, il n'y a que trois pays au monde qui possèdent les capacités technologiques et industrielles pour produire la panoplie complète des armements modernes : avions, chars, navires, sous-marins, missiles, satellites, armes nucléaires. Les deux plus gros, les États-Unis et la Russie, ont des budgets militaires suffisants pour que les commandes de leurs seules armées nationales permettent de maintenir à  niveau ces capacités. Ce n'est pas le cas de la France, qui ne peut les maintenir qu'à condition d'obtenir de gros contrats à l'étranger. Or elles constituent un élément fondamental de l'indépendance nationale, qui est elle-même absolument indispensable à la vie de la République. Le refus de livrer les Mistrals pourrait donc bien ne pas être seulement une énorme bourde : ce pourrait être le début de la fin de l'indépendance militaire française.

L'isolation de la Russie

Un des éléments fondamentaux de cette stratégie serait de parvenir à isoler la Russie du reste du monde, de manière à casser son économie, et à la soumettre à la volonté américaine. La propagande officielle assure à tout le monde que ça fonctionne.

En réalité, il n'y a rien de plus ridicule que cette prétention, et le résultat obtenu est franchement contraire à ce qui est annoncé.

D'abord, l'idée même d'isoler la Russie est une absurdité invraisemblable : avec ses 17 millions de kilomètres carrés et ses ressources naturelles qui lui fournissent absolument tout ce dont elle a besoin, la Russie est parfaitement capable de vivre  en autarcie complète, sans aucune difficulté vraiment sérieuse. Si elle exporte des matières premières absolument nécessaires à ses clients, elle n'importe de l'autre côté que des produits de consommation dont la population peut facilement se passer. Isoler la Russie de tout lien commercial provoquerait des crises dramatiques chez les Européens, mais n'affecterait que les goûts de luxe de la classe supérieure de la population russe.

D'autre part, les seuls Etats qui commencent à se couper un peu de la Russie sont les Européens. Le reste du monde, et en particulier les deux superpuissances qui sont en train de se développer, l'Inde et la Chine, renforcent au contraire leur lien avec le géant eurasiatique, dont ils apprécient tout particulièrement la capacité à faire face à l'hégémonisme américain. Devant les menaces financières qui pèsent sur la Russie, et particulièrement la réduction des crédits, la Chine a offert à la Russie la possibilité de puiser dans ses capacités de crédit sans limite, et celles-ci se montent tout de même à 4000 milliards de dollars. Un des signes les plus forts de ce rapprochement entre les deux Etats est le vote par le parlement russe d'une loi autorisant désormais les entreprises chinoises à prendre des parts majoritaires dans les gisements stratégiques russes, ce qui n'avait jamais été autorisé jusque là sous aucun gouvernement. Si on pense qu'aujourd'hui il n'y a que deux grands exportateurs de terres rares dans le monde, qui sont la Russie et la Chine précisément, on voit quel pouvoir les Russes offriraient à leur partenaire s'ils l'autorisait à prendre des parts majoritaires dans ces gisements ! 

L'attitude américaine a considérablement renforcé la solidarité des BRICS, d'une part parce qu'en osant s'attaquer à un pays européen, allié de surcroît, et de la taille de la Russie, les USA ont montré qu'ils étaient capables d'agresser n'importe quelle puissance, ce qui a de quoi inquiéter sérieusement un pays comme la Chine; d'autre part, la Russie étant le seul État possédant une armée capable de tenir en respect la puissance militaire américaine, son alliance est particulièrement recherchée par les puissances qui n'ont pas cette possibilité. Vladimir Poutine apparaît du coup dans ces pays comme un homme providentiel. Les journaux chinois ne cesse de faire son éloge, et ses biographies se vendent à des millions d'exemplaires.

Devant la menace que représente désormais pour le monde la main-mise américaine sur la finance mondiale, les Chinois accélèrent la mise en place de leur propre système international de paiement; ce sera une rude concurrence pour Swift et le dollar, car cela permettra des échanges accélérés en Yuan, qui pourra devenir une monnaie d'échanges et de réserve beaucoup plus importante. La menace proférée par certains de couper la Russie du système Swift inquiète la Chine, et accélère une réorganisation du monde financier qui risque de coûter cher aux USA. 

De plus, cette Europe soumise au dictat américain et qui cherche un conflit destructeur avec son puissant voisin devient de moins en moins attractive; en témoigne en particulier le renoncement de la Turquie, de la Serbie et de l'Islande de poursuivre leur projet d'intégration dans l'UE. Chypre s'offre le luxe de développer son partenariat militaire avec la Russie, tandis que la Grèce lui fait les yeux doux. Loin d'isoler la Russie, cette politique des "sanctions" risque de ruiner la cohésion des membres de l'UE.



A quoi mène donc cette politique de prétendue « isolation » de la Russie ? à couper le monde en deux, d'un côté l'Amérique et ses alliés européens et du Pacifique, de l'autre les grandes puissances émergentes, qui feront la loi demain sur la planète, et qui nous considèrent d'ores et déjà non comme des partenaires fiables, mais comme des ennemis potentiels, contre lesquels il vaut mieux s'armer.


L’actualité de la crise au jour le jour sur : Europe et Russie

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Voir aussi :

La destruction de l'Europe

L’intervention des USA

Le néofascisme américain

La catastrophe ukrainienne

La constitution de la Crimée

L’extrême droite ukrainienne

Crash du Boeing MH 17

La stratégie de manipulation des masses

La guerre civile

Vers une guerre contre la Russie

Les accords de Minsk 2

P. C. Roberts et l'hégémonie américaine

La doctrine de Brzezinski

La doctrine de Wolfowitz